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Blog de l'ICM

Planning mérité : balle au centre

Planning mérité : balle au centre

Le 30 avril 2022, lors de l’inauguration de l’ICM, le débat a été lancé concernant le concept de “Planning Mérité”.

Rappels sur le concept

L’analyse des retards consiste à estimer des droits à prolongation de délais sur un projet ou un jalon de projet. C’est un problème complexe.

Il faut distinguer deux types d’analyses de retard : les analyses prospectives et les analyses rétrospectives.

En cours de projet, l’analyse prospective consiste à prévoir des retards futurs à la suite d’événements qui ne peuvent être absorbés par le calendrier du projet, tel qu’il a été prévu initialement. C’est un exercice de planification. A la fin du projet, ou a posteriori d’un événement dont le retard est avéré, l’analyse rétrospective (a posteriori) ambitionne d’expliquer l’ensemble des retards accumulés sur le projet et d’en déterminer les causes.

Dans les faits, l’analyse prospective est utilisée pour réajuster le calendrier en cas d’événements bien identifiés et limités (de type force majeure par exemple) et éviter ainsi que l’entrepreneur ne soit obligé de provisionner des pénalités de retard, mais elle est rarement conclusive quand l’entrepreneur demande également à être indemnisé pour des frais de prolongation importants. En effet, les maîtres d’ouvrage sont en général ouverts à des prolongations de calendrier en cours de projet… tant qu’elles sont sans impact financier.  Les décisions sur les conséquences financières tendent à être repoussées en fin de projet.  Si ce n’est pas le cas, elles sont assorties de clauses visant à préserver les droits du maître d’ouvrage jusqu’à la fin du projet quand une analyse complète sera conduite.

Cela ne signifie pas que les maîtres d’ouvrage ne jouent pas le jeu, mais qu’ils sont confrontés à l’obligation de répondre à des questions complexes. Dans quelle mesure l’entreprise n’a-t-elle pas elle-même contribué à son propre retard ? Le retard est-il avéré, c’est-à-dire a-t-il eu lieu ou n’est-ce que la projection d’un retard qui sera constaté plus tard ? En effet, s’il n’est pas avéré, il pourrait être rattrapé en cas de circonstances futures favorables, ou encore un retard de l’autre partie sur un autre chemin critique ou sur le même pourrait l’atténuer voire prendre le dessus.

Le “planning mérité” fait partie des méthodes prospectives.

L'analyse des retards en France

En 2022, deux écoles semblent cohabiter en France concernant les analyses de retard : l’école du « planning mérité » et l’école du Protocole Retards et Perturbations de la Society of Construction Law (le « Protocole ») (et pour celles et ceux qui souhaitent approfondir ce sujet, il faut connaître également la recommandation pratique sur l’analyse de retard[1] que l’AACE International a éditée, qui définit plus précisément les choses ; ce document plus technique est intéressant pour les praticiens).  

Paru en 2005, le Protocole a été mis à jour en 2017. Il a fait l’objet d’une première traduction en français puis d’une mise à jour en 2021, il est téléchargeable (le lien sera disponible sur le site de l’ICM).

https://www.sclinternational.org/sites/default/files/Protocol_2nd_edition_Feb17-French.pdf

Ce Protocole en Angleterre fut le fruit d’un travail collaboratif gigantesque : analyse de jurisprudence, retours d’expérience de projets, échanges et recherche d’un équilibre entre entreprises et maîtres d’ouvrage etc.

En France, il est fréquemment cité en arbitrage international en matière d’analyses des retards, du fait que les experts comme les avocats intervenant dans ce domaine ont quasiment tous suivi un cursus international. Il est également cité dans certains marchés publics en France, comme une référence pour faciliter les discussions autour des retards. Pourtant, ce document ne peut être appliqué tel quel en droit français.

Pourquoi le protocole de la Society of Construction Law anglaise est-il utilisé dans des contextes de droit français ?

La raison est le manque de doctrine française cohérente en la matière. Nous ne pouvons que constater qu’il n’existe aucune littérature concernant l’autre école, celle du « planning mérité ». Nous avons interrogé nos réseaux, nos collègues, consulté mêmes de vieux ouvrages de référence : aucune trace d’une étude sérieuse justifiant l’utilisation du planning mérité.

Le planning mérité existe pourtant bien dans les usages comme en témoignent nos expériences personnelles.

Après quelques recherches, nous en avons trouvé les traces :

-       Dans un jugement : « un « calendrier mérité » en prenant en compte des événements justifiant le retard de la société Laubeuf, à partir d’un « calendrier de référence » - réf. CA Versailles, 3 nov. 2016, n° 15/07065

-       Dans le Guide pratique et recommandations pour la rédaction d’une réclamation – FNTP mai 2020

« Les droits à délais mérités, exprimés au travers d’un exercice de report mécanique des délais prévus à compter de l’obtention effective des prérequis (figeage de la nouvelle conception par exemple). »

Le planning mérité serait donc bien un outil développé par les entreprises de BTP destiné à faciliter la rédaction et l’argumentation des réclamations pour prorogation des délais.

L’origine de la notion de “planning mérité”

En posant la question à des professionnels expérimentés, le lien a été fait avec la notion de « budget mérité » au sens du contrôle budgétaire, ou de valeur acquise au sens des concepts d’EVM (Earned Value Monitoring).

Pour mémoire, ces concepts d’EVM consistent à estimer un budget mérité en fonction d’un travail réalisé. Par exemple, si je dois creuser en 10 jours 100 mètres de tranchée pour un budget de 5000 €, et que 50 mètres ont été réalisés au 5ème jour, le budget mérité au 5ème jour est de 2500 €.  Si la dépense réelle est de 3000 €, l’indicateur de coût d’EVM va indiquer que le projet perd de l’argent. Si au 5ème jour le budget mérité aurait dû être 4500 € (au lieu de 2500), l’indicateur de temps d’EVM va montrer que le projet est en retard.

Dans tous les cas, il s’agit en quelque sorte d’acquérir un crédit d’une ressource donnée (argent, ou heures de main d’œuvre) qui vient récompenser un avancement physique, un progrès réalisé.

C’est presque le contraire de ce que sous-entend l’expression « planning mérité » : un retard, c’est-à-dire un non-avancement du maître d’ouvrage, générerait automatiquement une sorte de « crédit de temps » ?

Cela ressemble à une punition automatique et théorique qui ne prend pas en compte la réalité du projet.

Renversons les rôles : est-ce que le maître d’ouvrage gagne un « crédit de temps » si l’entreprise est en retard, « mérite-t-il » des délais supplémentaires pour accomplir ses propres obligations ?

La réponse est évidemment la suivante: si c’est vrai dans un sens, cela doit l’être dans l’autre.  Le concept se doit d’être réversible.

Voici un exemple typique. Sur un projet industriel, le maître d’ouvrage n’a pas fourni l’alimentation électrique pour les tests à la date T0 prévue au planning, il annonce à cette date un retard de 3 mois. L’Entreprise a, à la même date T0, indépendamment, 4 mois de retard de son côté sur les travaux. 

1)    L’Entreprise a-t-elle « mérité » 3 mois de report de délai pour démarrer les tests ?

2)    Le maître d’ouvrage a-t-il « mérité » 4 mois supplémentaires pour fournir l’électricité ?

3)    Les deux?

Le bon sens indique que l’Entreprise dans ce cas simplifié n’a pas “mérité” un report de délai. En effet, son retard est non seulement plus important que celui du maître d’ouvrage (notion de chemin critique), mais il est également indépendant de celui du maître d’ouvrage.

De cet exemple, il est facile de comprendre pourquoi les entreprises, parfois, ne mettent pas à jour leurs plannings et ne sont pas transparentes concernant leur avancement réel, ou masquent leurs propres retards en modifiant les plannings (typiquement en réduisant les durées du reste-à-faire). 

Elles espèrent parfois qu’un retard du maître d’ouvrage viendra masquer leur propre retard, pour récolter comme un fruit mûr le nouveau “planning mérité” qui pourrait leur permettre d’échapper aux pénalités de retard.

Si l’Entreprise avait été à l’heure sur ses travaux, elle aurait effectivement pu demander un recalage des activités de tests et du délai final.

On voit bien que c’est le caractère automatique, mécanique, que sous-entend le mot « mérité » qui pose problème  .

Mais dans ce cas se pose également légitimement la question de la transparence du maître d’ouvrage sur ses propres délais : s’est-il comporté avec loyauté ou bien a-t-il caché jusqu’au dernier moment ses difficultés ? Aurait-il dû informer plus tôt l’Entreprise de ce décalage et octroyer à ce moment-là une prolongation des délais ?

Comment les maîtres d’ouvrage se prémunissent-ils face à cette méthode ?

Pour se protéger de ce type d’approche, plutôt que d’apporter la contradiction aux entreprises sur la base des analyses des plannings, de nombreux maîtres d’ouvrage privés aujourd’hui choisissent tout simplement de ne pas contractualiser de planning. Ils pensent ainsi pouvoir se reposer sur l’obligation de résultat de l’Entreprise pour échapper à toute réclamation liée aux délais.

C’est une erreur fondamentale et pourrait même se révéler source de préjudice pour l’Entreprise.

Ce type de raisonnement ne fait pas avancer les bonnes pratiques de gestion de projet. À contre-courant du mouvement de professionnalisation de la gestion de projet, il condamne dès le départ la possibilité de discuter de manière raisonnée de prolongation de délais en cas d’aléas importants.

Le meilleur moyen pour les maîtres d’ouvrage de se protéger face aux dépassements des délais est 1) de comprendre les logiques d’analyse de prolongation des délais et 2) d’adapter leurs contrats pour que les plannings et les avancements soient suivis par l’Entreprise de la manière la plus honnête et transparente possible.  En donnant eux-mêmes l’exemple concernant la transparence.

Techniquement, comment construit-on un planning mérité ?

Le concept de planning mérité semble revenir à décaler le planning de l’Entreprise automatiquement pour prendre en compte le retard du maître d’ouvrage. Les délais supplémentaires issus de la comparaison entre un planning de référence et le planning mérité deviennent des délais « mérités ».

Quand la méthode du planning mérité est utilisée, la prise en compte de l’avancement réel des travaux n’est pas mentionnée.  De même, les retards de l’entreprise ne sont pas pris en compte. Seul le « planning de référence » est utilisé pour l’analyse, qui est défini par exemple dans le Guide des réclamations de la FNTP comme le dernier planning contractuel en vigueur.  

La méthode consiste à introduire dans ce planning les événements de retard imputables au maître d’ouvrage et à calculer sur cette base les effets induits. Elle fonctionne alors comme une simulation.

Cette méthode est similaire à la méthode « Impacted as Planned » du Protocole Retards et Perturbations de la SCL, à l’exception qu’elle ne prend pas en compte les retards de l’Entreprise.

Comme l’exprime le Protocole dans sa version française, en général, cette méthode est considérée comme la méthode d'analyse des retards la plus simple et la moins coûteuse. D’ailleurs, plusieurs études montrent qu’elle est largement utilisée par les entreprises en réclamation (stade précontentieux).  Cependant elle présente des limites importantes, principalement parce qu'elle ne tient pas compte de l’avancement réel ni des modifications contractuelles apportées au planning initialement prévu. Dans notre cas ci-avant, elle ne tient pas compte des retards propres de l’entreprise.

Cette méthode ne permet pas d’établir un lien de causalité entre un événement et un retard (réf. Article de d’Alverny sur sa non-recevabilité en droit français[2], “cette méthode est apparue non conforme au principe de la causalité réelle qui vise à identifier, par une mesure complète de la réalité et de sa complexité, la ou les causes déterminantes du retard.)”

Cette méthode, parce qu’elle est théorique, calcule des « délais mérités » qui sont souvent même supérieurs aux retards réels. L’entreprise peut alors masquer ses propres retards et conclure qu’elle a fini en avance par rapport au “planning mérité”, afin de réclamer des frais d’accélération. 

Après avoir compris que ce sont les entreprises qui utilisent le concept de « planning mérité » pour justifier leurs retards, nous pouvons nous demander que faire de cet usage, le conserver ou s’en débarrasser.

Les raisons pour lesquelles il serait conservé : l’expression est bien ancrée, et même si les mots utilisés prêtent à confusion, elle pourrait être infléchie en insistant sur l’importance de prendre comme planning de référence le planning à jour de l’avancement. Cela forcerait les maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre à se professionnaliser en planification et à intégrer dans les contrats, surtout en marchés privés, des procédures de mise à jour des plannings en phase avec les standards internationaux (réf. Article de Guillaume Feld AFNOR vs FIDIC[3]). La méthode évoluerait vers la « Time Impact Analysis » du Protocole, qui a également ses propres limites mais peut être utilisée en cours de chantier dans certaines conditions[4].

Les raisons pour lesquelles se débarrasser du concept de « planning mérité » semble la meilleure option : le terme “mérité” induit systématiquement une notion de dû par le maître d’ouvrage. Elle conduit alors l’entreprise, sans s’en rendre vraiment compte, à réclamer un droit sur délais, car celle-ci est persuadée qu’il lui est dû. Ainsi, lorsqu’il ne lui est pas reconnu, un sentiment de profonde injustice émerge. Préjudiciable au maître d’ouvrage, elle peut donc également sembler préjudiciable à l’entreprise car elle entretient une illusion que le management s'empresse souvent d’objectiver de manière ferme, se retournant ensuite sur l’équipe du projet.

Ainsi, le 30 novembre 2022 (lors du débat tenu à l’occasion du lancement de l’ICM) après un vote qu’ont précédé quelques débats mouvementés en coulisse, nous nous retrouvons face à une égalité parfaite : 21 voix pour conserver le concept de “planning mérité” contre 21 voix pour s’en débarrasser.  Balle au centre !

Emmanuelle Becker Paul est ingénieure, elle a travaillé en entreprise puis en établissement public de 1991 à 2013.  Consultante depuis, spécialisée en analyse contractuelle, gestion de projet et analyse de retard, elle intervient désormais principalement dans des rôles de tiers neutres comme experte (arbitrage international et judiciaire) ou conciliatrice (Dispute avoidance and adjudication boards). Contact : ebecker@becker-conseils.fr

Xavier Leynaud est ingénieur et a pratiqué la gestion de projet pendant 25 ans en entreprise et en cabinet de conseil. Spécialiste de planification, titulaire du DU d'Assas en Contract Management, Xavier est un promoteur infatigable du développement et du partage des bonnes pratiques à la frontière entre la planification, l'économie de la construction et la gestion contractuelle.










[1] AACE  29R-03 Forensic Schedule Analysis.

 [2] Journal du Contract management du 8 de juin 2021

[3] Marchés privés de travaux : le Livre rouge et le Livre jaune de la FIDIC, alternatives avantageuses aux normes

NF P03-001 et NF P03-002 de l’AFNOR – RDI Revue de droit immobilier N° 5 - Mai 2022 par Guillaume Feld avocat au Barreau de Paris.

[4] (Difficulté juridique en particulier à vérifier si des compensations financières sont réclamées, le préjudice devant être certain, c'est-à-dire non éventuel ou hypothétique)